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Stratonice
comédie héroïque d’Étienne-Nicolas Méhul
À l’automne prochain, il y aura deux cents ans que s’éteignit Étienne-Nicolas Méhul, dans sa cinquante-cinquième année. Bien qu’il ait été l’un des compositeurs principaux des temps agités de la révolution française, il est aujourd’hui presque oublié, à l’exception d’une œuvre : Hymne à la liberté (pour solistes, chœur et orchestre d'harmonie) fut écrit en 1794 sur un poème de Marie-Joseph Chénier, petit frère de cet André Chénier autrement célèbre qu’on guillotinerait à Paris vingt-et-un jours après la création de la pièce, rebaptisée par Robespierre Chant du départ. Encore doit-elle à son usage politicien de sonner vaguement dans les oreilles contemporaines, puisqu’après Napoléon Ier qui l’avait élue symbole de son Empire en 1804, le candidat aux présidentielles de 1974 Valéry Giscard d’Estaing en fit son chant de guerre, pourrait-on dire, sous le titre La victoire en chantant emprunté à son premier vers.
Aussi engagé, patriote et, du coup, officiel qu’il put être, Méhul n’est pas qu’un compositeur d’hymnes ou d’opus de circonstance, loin s’en faut. Six symphonies, plusieurs ouvertures pour le théâtre, de la musique instrumentale, quelques ballets et, surtout, près d’une trentaine d’ouvrages lyriques constituent un catalogue abondant et riche qui impressionnait Berlioz, son cadet plus fameux qui reconnut volontiers ce que son art put lui devoir. En toute logique, c’est à l’Opéra Comique qu’il incomberait aujourd’hui de faire redécouvrir ce personnage qui, à l’instar des François-Joseph Gossec (1734-1829) et André Grétry (1741-1813), furent les premiers romantiques français. De fait, c’est à la salle Favart que furent créés ses Euphrosine et Corradin (1790), Le jeune sage et le vieux fou (1793) – à voir bientôt à la BnF François Mitterrand –, Mélidore et Phrosine (1794), La caverne (1795), Le jeune Henri (1797), Ariodant (1799), Bion (1800) et L’Emporté (1801), opéra-comique en un acte sur un livret de Benoît-Joseph Marsollier (1750-1817) – à qui Giovanni Paisiello doit sa folle napolitaine (Nina, o sia La pazza per amore, 1789) via le drame lyrique de Nicolas Dalayrac Nina ou La folle par amour (1786) [lire notre critique du DVD] – auquel les musicologues Maxime Margollé et Thomas Tacquet ainsi que le soprano Pauline Texier empruntent le nom de leur ensemble, Les Emportés, se donnant pour mission d’explorer le répertoire méconnu de la période s’étendant de la fin de l’Ancien régime au début de la Restauration (1780-1830).
Que sait-on désormais de la princesse macédonienne Stratonice, fille du roi antigonide Démétrios Poliorcète, promise au roi Séleucos qui la cède à son propre fils Antiochos, d’origine persane par sa mère Apamé ? Aujourd’hui, seuls l’historien et l’encyclopédie nous renseignent, mais il semble que le sujet fût jadis mieux connu, comme en témoignent la tragicomédie de Philippe Quinault (Stratonice, 1657) ou les toiles de David (Antiochus et Stratonice, 1774) et d’Ingres (La maladie d'Antiochus, 1840). En 1792, Méhul se saisit de l’argument antique (nous sommes au IIIe siècle avant J-C.) à travers une brève comédie héroïque en un acte sur un livret de François-Benoît Hoffmann (1760-1828) ; il avait déjà collaboré avec le Nancéien pour la comédie Euphrosine et Corradin et l’opéra en trois actes Adrien – enregistré en 2014 à Budapest par le Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française, Venise).
Assez curieux, le genre distille une trame qui avance vers la tragédie mais que contrarie un dénouement heureux, scellé dans un thème consolateur bien présent dès l’Ouverture. Un vieil adage dit que pour marier une belle le jeune homme doit charmer la future belle-mère. D’abord promue mère de remplacement du prince, Stratonice lui plait trop pour qu’il ne soupire point à la voir épouser son géniteur. Encore ne le dira-t-il jamais, souffrant d’un mal qu’il prétend inconnu. Le roi fait appel à une sorte de mage, de ces médecins-sorciers des contes, Erasistrate, qui, pour avoir presque tout d’un analyste (« …votre salut est dans vos mains… ») mis en scène par Benjamin Pintiaux, échoue cependant à recueillir quelque aveux du malade. Son discernement conclut bientôt l’affaire et, pour s’assurer la bonté du monarque, trouve un stratagème amusant. Votre fils est amoureux de ma femme, signifie-t-il, ce à quoi Séleucus répond qu’il lui faut la lui céder afin de sauver le jeune cœur. Lorsqu’est dite la vérité, le bon père ne peut revenir sur une logique qu’il vient de lui imposer : pas de conflit inutile, Antiochus épousera donc Stratonice, le grand triomphateur demeurant l’amour paternel.
La démarche des Emportés est d’autant plus louable que Stratonice atteint ici son objectif sans disposer de moyens dispendieux. L’essentiel est réuni : une direction d’acteurs réduite au minimum mais efficace, un orchestre compressé dans une queue de piano, remarquablement joué par Thomas Tacquet qui révèle tout le relief d’une partition qu’on connaissait par William Christie (gravure Erato), enfin le quatuor vocal, irréprochable, dont on admire la parfait prosodie. Guillaume Figiel-Delpech campe un truculent Erasistrate et le rôle de Séleucus bénéficie du ténor clair de Fabien Hyon, plusieurs fois salué dans nos colonnes [lire nos chroniques du 6 janvier 2017 et du 12 mars 2016]. Les tourtereaux sont David Tricou (ténor), dont le chant sensible sert idéalement la partie d’Antiochus [lire nos chroniques du 4 février 2016 et du 18 mai 2015], et Alice Lestang, Stratonice fiable à l’aigu pur. On espère retrouver cette équipe méritante encouragée par des partenaires financiers qui répondront à sa belle ambition.
BB